Réflexion : Pour une identité en mouvement

Publié le par Marc Cheb Sun (Respect Magazine)

chebsunLes années 80 témoignent d’une première visibilité : cent mille manifestants arrivent à Paris après avoir traversé l’Hexagone, contre le racisme et pour l’égalité. La France se la joue un temps « black-blanc-beur », exotique et colorée, avec une bonne part de clichés. Les années chômage accentuent les risques de rejet et de crispation. Plus largement, la perte de travail entraîne la perte de lien, la France est déstabilisée. Dans les quartiers, beaucoup de ceux qui jouent le jeu de l’assimilation, être « des Français comme les autres », se prennent les discriminations en pleine face. Nombreux sont ceux qui restent sur le pavé de leur cité, devant des petits frères et petites sœurs médusés, privés de modèles auxquels s’identifier.

Les différentes composantes sociales et culturelles ne trouvent que peu de points de rencontre. Parce qu’il n’y a pas la volonté politique d’en créer. Jusqu’à ce que la République prenne en pleine figure, comme un boomerang, un miroir déformant: la jeunesse « des banlieues », et celle de l’Outre-mer. Et la violence « urbaine » pour seule visibilité médiatique - jusqu'à très récemment.


1 - LES IDENTITES ONT MAL

 

Elles s’expriment dans les cultures de rue, phénomène incontournable. Mais tout le monde n’a pas l’envie de prendre le micro ou de danser sur la tête. Et la culture elle-même, aussi « exceptionnellement française » soit-elle, ne comprend pas grand-chose à ce qui lui arrive. Des générations métissées (et créatives de leurs fusions culturelles) pourraient bien lui donner un nouveau souffle… Manque de réactivité ? Coupure des élites ? Conservatisme ? Chasse gardée ? Sans doute tout cela à la fois : le monde culturel ne se saisit pas de cette énergie, pourtant vitale, et se recroqueville, lui aussi, sur ses liaisons incestueuses. Il mettra du temps, beaucoup de temps, à « entrouvrir » ses portes.

 

Une question se pose fatalement : si l’on ne peut être des « Français comme les autres », ce que les discriminations raciales ET sociales vous rappellent quotidiennement, si l’on grandit « entre soi » (école, logement, sorties etc), alors qu’est-on finalement ? Qu’est-on, oui, dans une société qui rejette, à ce point, les spécificités qu’elle participe, elle-même, à créer sur un mode défensif et non constructif?

 

L’idée de devoir choisir est omniprésente: être français serait être français, rien d’autre!

 

Globalement, jusqu’à très récemment, tous ceux qui posent la question des identités de chacun, de leur construction possible, de leurs représentations, sont priés de se taire, taxés de « communautarisme ». Cachez ce sein que la République ne saurait voir… Or, ce n’est pas l’interrogation identitaire qui crée le repli communautaire, mais le fait de ne s’interroger qu’avec ceux de son groupe. Ce qui arrive fatalement si l’on ne peut y réfléchir collectivement, en société. La communauté devient effectivement le seul référent, et là, il y a danger. On s’approprie alors une identité construite de bric et de broc, une «identité meurtrière» réduite à sa plus simple expression: on devient « l’autre », « l’exclu », on appartient à la race des vaincus…

 

Se définir (exclusivement) comme « enfant de colonisé » (Et j’insiste sur cette définition), tout comme « produit de la traite négrière » (ou, d’ailleurs, de la shoah) est une position réductrice. Elle met de côté la multiplicité des héritages, le facteur personnel des approches et des ressentis. Voire le droit à l’oubli dont parle Esther Benbassa : celui qui ne supporte l’injonction à porter éternellement un stigmate. Se définir par la souffrance, l’exclusion ou l’oppression suppose que ce legs (qui, évidemment, constitue une part importante de notre histoire) soit l’unique facteur de notre lecture du monde, des rapports sociaux qui le constituent et des rapports humains qui nous animent. Loin de favoriser une possible prise de distance, la difficulté manifestée par la République à assumer, dire et transmettre son histoire, toute son histoire, encourage les constructions mythiques, sortes de lectures passionnelles d'une histoire commune où chacun projetterait ses frustrations. Si l’on ne peut partager « le grand récit national » des « récits parallèles » se créent, s’inventent ou se fantasment, en parallèle à ce qui devrait nous rassembler.

 

2 - CONSTRUIRE                        


Le radicalisme suppose de « s’attaquer  aux racines » et non de se contenter de slogans. A l’époque du « choc des civilisations », la construction d’un dialogue est bien une forme de radicalité, dans le sens où elle remet en cause la racine de l’exclusion. La subversion aujourd’hui vient de la construction : celle de nouveaux rapports, de nouvelles images, de nouvelles définitions, de nouvelles participations. Bien plus que de la seule dénonciation ! Etre « celui qui rejette, accuse, refuse » est aussi une forme d’assignation, un cliché comme un autre. Le rôle de victime est confortable pour chacun ; il ne remet aucun stéréotype en question et, bien au contraire, en conforte plus d’un. Etre constructif, c’est être adulte, une position bien plus déstabilisante pour tous ceux qui infantilisent les populations « issues de l’immigration » en cherchant éternellement à les manipuler. Et, de fait, refusent de reconnaître et promouvoir la diversité de la société française, produit de notre histoire commune. L’expression d’une richesse unique. « Unique », oui. Conséquence historique d’une politique de domination injuste, violente, meurtrière, le métissage des cultures et des populations, la créolisation des pensées et des croyances, n’en constituent pas moins notre bien le plus précieux.. Voilà donc une position complexe à assumer ! Amoureux du métissage en étant conscients de son histoire cruelle… Impossible de scinder ce message en deux ! Se battre pour la reconnaissance et l’enseignement de toute notre histoire doit nécessairement s’accompagner d’une transmission de la richesse de nos métissages.

 

3 - VERS UNE FRANCE POST-RACIALE       

           
Sans avoir eu le temps, ni avoir connu la volonté politique de produire sur notre fonctionnement des effets concrets et mesurables, le concept de « diversité » est déjà remis en cause. Certes, celui-ci a produit quelques  anomalies linguistiques, comme le terme « issu de la diversité » (alors que, bien évidemment, chacun, quelle que soit son origine, est « issu de la diversité »). Mais cet abus de langage est surtout révélateur de notre difficulté, de notre malaise même, à nommer, à dire « afro-français », « français noir » ou « français asiatique », bien plus que d’une dérive naturelle de l’idée de diversité. Contrairement au concept « vertical » d’intégration, la diversité, comme composante d’un projet de société, implique que l’on peut être, à la fois, discriminé et discriminant (selon son sexe, son âge, sa couleur, son orientation sexuelle, son parcours de vie, sa religion etc). Une idée qui souligne, par là même, le pluralisme de l’identité. Notre vigilance devrait surtout s’attarder à ce que la diversité ne devienne un « fourre tout » sans consistance. A nous d’en faire autre chose, et de veiller à ce qu’on aille au fond de chaque spécificité (ethnique, religieuse, sexuelle etc) en comprenant les racines de son exclusiion, sa situation actuelle, en définissant  des politiques de réajustement qu’une réelle évolution exige dans un premier temps. La question raciale, en France aussi, se doit d'être regardée en face. Rappelons, une fois encore, que nous parlons de projections raciales faites sur les individus et les groupes, et non de facteurs biologiques objectifs. Les directives européennes contre les discriminations (qui ont, pour la France, toujours été motrices d'avancées) parlent prudemment, mais justement, de "race réelle ou supposée". "Comme si j'étais noir à cause de la couleur de ma peau, à cause des choses que je fais, et non pas à cause de la manière dont le monde perçoit cette couleur, réagit devant elle et l'aborde", note l'écrivain américain Eddy L. Harris dans son essai « Harlem »…


4 - MESURER LES DISCRIMINATIONS MAIS AUSSI LES AVANCEES  

               
Le monde économique, avec la Charte de la diversité en 2004, a, en France, anticipé  les mondes politique, culturel et médiatique, en mettant sur la table le mot « diversité », citant sa composante « ethno-raciale ». Un terme qui enfermerait dans des « catégories »… Est-ce enfermer les individus que de mettre le doigt sur les regards, et les pratiques, qui, elles, pour sûr, les réduit à des « appartenances raciales » ? Dans la même logique, se donner des outils efficaces pour mesurer non seulement les discriminations, mais aussi l’impact de ce qui est fait contre elles, est une nécessité. La collecte de données ethno-raciales ayant pour but le recul des discriminations et l’avancée de la diversité est une nécessité. Réalisée sur une base anonyme, ou par l'intermédiaire d'un organisme indépendant (sans constitution de fichiers disponibles) cette pratique ne conforte en rien le préjugé racial. Elle mesure, au contraire, son impact sur le quotidien des minorités visibles et sa possible régression. Car là est bien notre but : progresser réellement et durablement. Encore faut-il connaître précisément l’efficacité de nos actions afin de les renforcer ou de les corriger! « Se définir, c’est s’enfermer », crient les opposants. « Si Barack Obama se définit comme noir, et non comme métis, précise François Durpaire, c'est parce que la société américaine le voit comme tel. C'est donc sur ce terrain que son combat s'est construit. » Obama est métis de par son histoire personnelle. Il est noir parce que ce ressenti, dans une société à forte consonance raciale, s'impose à lui. Son message réconciliateur s'inspire, lui, de ces deux paramètres. Sa pensée fortement métissée ne cautionne pas les propos racistes (anti blancs et anti américains) du Révérend Wright tout en expliquant que cette violence renvoie à l'Histoire américaine, celle que chaque Américain doit aujourd'hui assumer. Autrement dit, pour passer à une société « postraciale », il faut d'abord assumer la part raciale de notre histoire.
       
On ne peut, uniquement, continuer à s’extasier devant le nombre de couples mixtes en France et juger que cela en fait l’exemple absolu. C’est sûrement un facteur important de notre identité collective mais il ne se suffit pas. Il est temps de sortir d’une logique stérile de « modèles », « républicain » contre « communautariste » et d’observer, de par le monde, ce qui peut nous inspirer en nous reliant à notre histoire. Un projet de société réellement métissée avance sous l’impulsion économique, politique, culturelle de son métissage. La diversité, partout, doit être encouragée par l’action positive, valorisée. Dans la culture, les entreprises, les hautes administrations, la création entrepreneuriale, le logement, l’éducation. Partout. L’Histoire de France est certes fort différente de celle des Etats-Unis. Mais, y compris chez nous, la société postraciale est, au mieux, un projet à construire. Qui demandera toute notre énergie. Et toute notre lucidité.

Publié dans Réflexions

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